Images aux frontières
Représentations et constructions sociales et politiques. Palestine, Jordanie 1948-2000
Auteur
Stéphanie Latte Abdallah (éd.)
Contributions de A. Farge, J.-P. Colleyn, A. Moors, J. Al Husseini, S. Bulle, M. Van Aken, K. Katz, G. Chatelard, C. Jungen, I. Maffi, A. Signoles, F. de Bel-Air, V. Pouzol
Avant-propos sur l’usage des photographies
par Arlette Farge et Stéphanie Latte Abdallah
Une des intentions de ce livre est de ne pas distinguer les faits d’image et de langage des pratiques sociales, représentations, actes ou réalités. D’une certaine manière, on souhaite questionner les images en tant qu’actes en des lieux non immédiatement politiques (le film et l’image humanitaires, le paysage, la ville, la carte et le plan, la rencontre touristique, la muséographie, l’usage et la mise en scène de l’espace et des objets dans les maisons, la fonction familiale et maternelle…) où a existé ou existe un conflit, tout au moins une dissonance marquée, sourde ou ouverte, entre des images produites par des acteurs, collectifs et individuels, inscrits dans des perceptions, des volontés politiques et des imaginaires divergents. C’est la rencontre chargée d’effets de pouvoir, de lieux perceptifs et politiques d’énonciation : des impositions d’images, des contestations et des décalages.
La problématique du livre – celle énoncée dans l’introduction – se devait sans doute d’être un peu bousculée, poussée dans ses retranchements, pour ne pas se contredire : montrer ici, par la photographie, un regard perspectif de l’historien, du sociologue ou de l’anthropologue, de celui dont la position d’écriture est celle d’un narrateur, sinon objectif, du moins omniscient, et qui se reproduit elle-même par la forme de son discours, quelle que soit sa volonté de se situer par rapport à son sujet ou de montrer sa démarche. Choisir une photo, c’est dévoiler autrement le sujet tenu par sa position intellectuelle.
Les photographies, accompagnées d’un court commentaire, peuvent se lire comme un texte qui parcourt subrepticement le livre dans sa largeur, une herbe poussant entre les marges du discours. Elles sont le fil d’une expérience simple, celle d’un regard qui serait immédiatement situé, une perspective sensible, ce par quoi s’échappe peut-être ce qu’est selon Roland Barthes la photo : une « contingence », une « singularité », une « aventure » 1. Feuilleter le livre par elles est alors une autre forme de lecture.
Pour les auteurs qui n’étaient pas spécialistes de l’image, la contrainte fut que ces photos montrent un paysage ou un objet, afin de faciliter la mise à distance et l’acte de re-présenter. Non illustratives, elles sont des représentations des textes, du tout ou d’un détail ; elles peuvent introduire une brèche dans le discours, marquer le point de vue ou le faire vaciller. Toutes, résumés ou contrepoints, ne se limitent pas à leur intention, débordant les commentaires souvent analytiques, tout en étant leur prolongement fragile, incertain, teinté de sentiments.
Elles peuvent être regardées au hasard. En suivant le fil des thèmes du livre, on y voit une image enfermée et contrainte (une petite fille derrière une balustrade, l’enceinte du camp d’Akabat Jaber), une image de l’absence (la clef, métonymie de ce qui manque), ou une image sûre d’elle-même, celle du don (une étiquette de la Croix-Rouge) : une présence et une invisibilité historiques (partie 1).
Les marques du paysage (partie 2) : celles de chemins acérés, creusés dans un paysage immobile qui paraît presque fossilisé, comme une provocation adressée au mythe de la terre sainte (région de Bethléem) ; l’agro-business qui défend la marque d’un concombre géant coupé du lieu naturel qui l’entoure (vallée du Jourdain) ; la marque symbolique et fragile de la rivière du Jourdain. Une frontière ténue, grandie par ce qu’elle évoque.
Représenter les liens (partie 3) par une question laissée ouverte et en mouvement : où va cette jeune fille accompagnée d’une ombre ? (jeune fille bédouine de dos, Wadi Ramm). Représenter un mari et une femme, chacun isolé dans son cadre mais liés par la mise en scène de leur image dans la maison familiale (portraits dans une maison de Kérak). Un chemin ténu qui serpente : imaginer une nation incertaine (Wadi Ramm). Demander à de la pierre et de l’acier de forcer le destin en inscrivant vite les liens d’hier à demain : une rue qui ouvre sur une trouée de ciel, une autre au fond de laquelle le Président veille. Des hommes qui passent sans accorder d’intérêt à la pose de l’architecture (place al Manara, Ramallah).
Inscrire l’appartenance : l’ordre des corps (partie 4). Le corps familial plongé dans l’immensité de la ville, dans ses collines où l’ombre et la lumière semblent ne pas se départager (Amman depuis la citadelle). Le pain maternel, multiple, réinventé et désiré (marché au pain, vieille ville de Jérusalem).
Elles peuvent être lues à plusieurs voix.
« L’image figurative est fixe mais la perception est mobile », écrivait Pierre Francastel ; la photo est ce geste aux figures immobiles qu’on peut toucher de ses doigts en sachant bien d’une part que le temps y est fixé, mais sûrement pas le réel, et qu’on abandonne à celui qui la regarde le sens qu’il lui octroiera. Dans une photo, on voit aussi bien ce qui est représenté que ce qui n’y figure pas : ici, en parcourant le cahier photo qui scande les textes des articles d’une trouée sensible, quelque chose se situant entre le constat, le rêve, le symbole, la prise de parti, s’échappe par – et au-delà même de – la volonté de celui ou celle qui a choisi la photographie. Son court texte accompagnateur nous en fixe le sens ; mais l’image entraîne toujours ailleurs dans l’étendue du sensible, et nous pouvons encore y voir autre chose que ce qui fut souhaité.
Sur les treize photos, dix représentent des paysages, dont trois avec des personnages en situation, et trois représentations d’objets. Ainsi, le paysage de Jordanie et de Palestine est-il le lieu symbolique le plus fort, la marque évidente et prégnante, comme si la terre et les arbres, l’eau et les rives (souvent dépeuplées) marquaient à la fois de la naissance et de la pérennité. Mais aussi que ce voyage entre l’une et l’autre était déplacé par la violence humaine, l’implacable géopolitique, les volontés religieuses les plus acharnées. Alors, du paysage source de sérénité se lisent la perte, la déchirure et l’eau du Jourdain comme fracture, les lions de Ramallah comme espoir toujours défait, détruit.
Quelques personnages : peu, une Bédouine dit-on, des portraits de mari et de femme, un enfant. La photo du village bédouin où passe la jeune femme est celle qui offre le plus exemplairement l’immense possibilité de l’image. Elle possède plusieurs langages : celui qui la regarde se raconte une histoire, et ce n’est pas celle de l’autre. Polysémique parce qu’éminemment chargée de sens. Le « Qui est cette femme ? » renvoie aux structures familiales, au paysage modifié dans lequel elle se meut, au refuge, à la précarité. Chacun y lit sa propre inquiétude ou certitude, tandis que la mari et la femme en portrait sur le radiateur eux, nous enjoignent de les croire ; c’est ainsi qu’ils veulent être représentés, distingués, prenant parti dans leur histoire. Reste l’enfant sur les marches : la balustrade faite de barreaux dit métaphoriquement sa prison. Ici aussi la perception peut s’éloigner du sens assigné par l’auteur. Bien sûr, un jour l’enfant se lèvera pour enjamber la balustrade.
Les objets photographiés ne sont pas muets : l’étiquette collée sur les sacs de ration alimentaire, implacable, proclame qu’il y a assistance. Elle assigne au manque. « DON – GIFT » y sont apposés, et les mots disent la suffisance des pays riches même dans leur philanthropie. Le poids du don avale les individus, il est lourd, peut-être peut-on le travestir. La photo, qui ressemble à un sens interdit, donne l’envie de la transgression. Décoller l’étiquette peut-être. Le pain symbole de la mère, de la nourriture, est aussi – qui ne le sait ? – un symbole religieux. Le pain donne envie de voir les mains qui l’ont pétri. La clé signifie, comme le pain, le droit au foyer ; elle est montrée avec certitude. Un geste « pose » un objet, mais en le regardant on sait que de maison il n’y a point ou plus. Deuil. Droit. Injustice.
La photo est une aventure sensible. Ce livre a su faire d’elle une actrice.
Informations
Beyrouth, Presses de l’Ifpo, 2005
Collection : CP 15
ISBN : 978-2-905465-21-2
376 pages.