Programme Philosophie, art et littérature. De nouveaux regards sur la Syrie d’aujourd’hui.
Responsable : Nibras Chehayed
Ce programme développe une approche philosophique de la littérature et de l’art syriens contemporains, en investissant trois champs :
Littérature carcérale : Dans ce champ de recherche, il s’agit d’étudier la littérature carcérale en Syrie depuis les années soixante-dix, en accordant une attention particulière aux documents et œuvres qui traitent de la prison politique depuis 2011. Cette étude se développe à selon trois perspectives. D’abord d’un point de vue historique, où il s’agit d’étudier l’émergence de cette littérature dans son contexte politique singulier, et les tournants qu’elle a connus. Ensuite, d’un point de vue de la philosophie du langage, ce qui exige de penser à la fois la créativité linguistique et ses limites face à l’expérience du terrible, à ce qui se refuse à toute symbolisation. Enfin, d’un point de vue testimonial, où il est question de dessiner une perspective philosophique qui noue étroitement trois thématiques : la valeur testimoniale de la fiction, la place de l’imagination et de la folie dans la vie carcérale.
Le corps : Les travaux dans ce champ de recherche ont donné lieu à deux ouvrages collectifs, publiés en arabe et en français: Images de chair et de sang. Penser le corps en Syrie (2011-2021) sous la direction de Nibras Chehayed, et Mots de chair et de sang. Écrire le corps en Syrie (2011-2021) sous la direction d’Emma Aubin-Boltanski et Nibras Chehayed. Le premier volume tente de penser la reconstitution des corps en Syrie à travers l’analyse des films YouTube, réalisés par des activistes, se focalisant ainsi sur le corps du témoin comme un lieu premier de preuve, là où le combat de l’interprétation des faits fait rage. Mais aussi à travers l’analyse des arts plastiques, traitant alors les images du corps de l’artiste détenu.e qui revient à l’expérience de son incarcération politique, aussi bien que le corps genré, le corps insurgé, le corps épique, le corps tragique, le corps nihiliste et le corps « absolu ». Le second volume analyse différents témoignages, textes poétiques, romans et pièces de théâtre qui portent une attention particulière à la corporéité. Il se propose également d’analyser les mots que le corps articule sur une scène plus large, les gestes et les actes dans lesquels il s’engage, l’ensemble se dressant comme un texte à interpréter et réinterpréter sans cesse. Il s’agit alors de penser l’écriture du corps en Syrie, mais aussi le corps comme lieu d’« écriture », en se heurtant à l’indicible de la catastrophe qui défie le langage.
La destructivité : Les travaux dans ce champ de recherche ont donné lieu à un ouvrage intitulé La destructivité en œuvres. Essai sur l’art contemporain syrien, rédigé par Nibras Chehayed et Guillaume de Vaulx en arabe et en français. Ce travail, qui interroge le rapport de l’art à la destruction, se construit autour de ce que les auteurs appellent un « presque rien », le presque rien de ce que peut une œuvre d’art face à une destruction massive comme celle que connaît la Syrie. Malgré cette impuissance, nous constatons que l’art a fleuri comme jamais auparavant dans le contexte syrien d’après 2011, et qu’il est devenu un lieu privilégié de réflexion pour une nation préoccupée par les questions de révolte, de violence extrême, de massacre, de deuil et d’effondrement. Nous abordons ce presque rien comme le quantificateur d’existence adéquat à cet art qui cherche à faire exister un point du réel, un point qui se « dés-identifie » de la logique destructive dominante. Mais ce presque rien est aussi le quantificateur de puissance de cet art : celui-ci oppose un presque rien de beauté et de soin dans un pays devenu brutal, livré au nihilisme politique, dessinant alors un nouvel agir. C’est ainsi que les œuvres d’art constituent des lieux d’expérimentation du possible, là où toute possibilité semble étouffée, ce qui fait de l’art un événement éthique. C’est en suivant les déplacements esthétiques que nous pouvons alors proposer des déplacements conceptuels touchant à différentes catégories, telles l’obscénité, la mélancolie, l’abjection, le grotesque, le macabre et le tragique.